Trou noir bilingue :
Ce que les données des registres canadiens pourraient révéler sur l’accès à des soins linguistiquement concordants
Par Nimrit Kenth | Decembre, 2025
Imaginez avoir besoin de soins médicaux urgents sans pouvoir parler la langue du ou de la professionnel(le) de la santé. Imaginez avoir accès à une base de données indiquant qu’un(e) professionnel(le) parle possiblement votre langue, pour découvrir, une fois sur place, que ce n’est pas le cas.
Pour de nombreuses personnes francophones vivant à l’extérieur du Québec et pour les minorités anglophones au Québec, il s’agit d’une réalité quotidienne. Malgré les engagements du Canada en matière de bilinguisme et de droits linguistiques, notamment les récentes évolutions de la Loi sur les langues officielles, seule une fraction de ces populations peut réellement accéder à des soins dans la langue de leur choix. L’écart linguistique invisible au sein du personnel de santé canadien est aggravé par un écart invisible dans les données : la législation fédérale ne semble pas se répercuter jusqu’aux autorités réglementaires régionales, soit les organismes responsables de l’agrément et de la réglementation des professionnel(le)s de la santé.
Aperçu des résultats de l’étude
En 2024–2025, nous avons mené un projet de recherche portant sur la collecte de données linguistiques dans sept professions de la santé réglementées au Canada, par l’entremise des autorités réglementaires régionales. Cette étude faisait suite à une recherche menée en 2017, et la comparaison des deux analyses révèle une tendance préoccupante. En 2024–2025, bien que 51,8 % des autorités réglementaires recueillent désormais des renseignements linguistiques sur les professionnel(le)s de la santé, seulement 25,3 % rendent ces données accessibles au public. Sans accès public, ces données ne peuvent soutenir la planification des systèmes, la prévision de la main-d’œuvre ni l’élaboration de politiques axées sur l’équité, laissant ainsi les communautés qui ont le plus besoin de soins linguistiquement concordants insuffisamment desservies.
Le problème fondamental est l’absence d’une exigence législative uniforme. Par conséquent, la collecte demeure fragmentée et inégale selon les professions et les territoires, tandis que de nombreux organismes de réglementation invoquent la législation sur la protection de la vie privée comme obstacle, interprétant souvent de manière erronée des règles qui n’interdisent pas explicitement cette collecte.
Pourquoi l’accessibilité des données est-elle importante ?
Les données linguistiques accessibles au public ne constituent pas un simple détail technique ; elles font la différence entre deviner et garantir que les minorités francophones et anglophones peuvent réellement recevoir des soins dans leur langue. Sans information claire sur les langues dans lesquelles les services sont offerts, les systèmes de santé ne peuvent pas planifier efficacement le recrutement, la formation ou le financement de postes bilingues, laissant les communautés minoritaires naviguer dans le système de soins au hasard, par réseaux personnels ou par essais et erreurs.
Lorsque les données linguistiques restent confinées aux bases de données réglementaires, ou lorsqu’elles sont recueillies à l’aide de questions vagues et incohérentes, les patient(e)s ne peuvent pas s’en servir de façon fiable pour trouver des professionnel(le)s offrant des services linguistiquement concordants, et les décideurs et décideuses ne peuvent pas repérer les écarts entre les droits garantis par la loi et leur application concrète. Des données transparentes, normalisées et accessibles constituent donc non seulement un outil d’équité, mais aussi un mécanisme de responsabilisation permettant aux communautés, aux organismes de défense et aux chercheur(se)s de tenir les autorités responsables de leurs engagements à agir dans l’intérêt public.
Lacunes et manque d’accessibilité des données
Les lacunes et le manque d’accessibilité des données sont au cœur du problème. D’une province à l’autre et d’une profession à l’autre, il n’existe aucune exigence uniforme quant à la collecte de données linguistiques. Même lorsque les organismes de réglementation recueillent ces renseignements, ils utilisent des questions, des catégories et des définitions différentes, ce qui complique toute comparaison ou agrégation. Les mots comptent : demander si un(e) professionnel(le) « peut » parler français n’est pas équivalent à demander s’il ou elle « offre actuellement des services en français », et ces nuances influencent directement notre compréhension de ce que le système est réellement en mesure de fournir.
Une fondation pour le changement
La voie à suivre nécessite trois changements coordonnés : 1) des indicateurs linguistiques normalisés qui reflètent la prestation réelle de services, idéalement au-delà de l’autoévaluation des compétences, 2) une clarté législative imposant la collecte de données en vue de leur diffusion publique, et 3) une accessibilité des données permettant aux chercheur(se)s, aux planificateur(trice)s et aux décideur(se)s d’aligner la capacité de la main-d’œuvre sur les besoins des communautés.
En définitive, l’accès équitable aux soins de santé commence par un accès équitable aux données qui soutiennent ces soins. L’intégration des données linguistiques par l’Ontario dans sa norme minimale de données sur la main-d’œuvre en santé démontre ce qui est possible : une collecte plus systématique, une meilleure qualité des données et une accessibilité accrue pour le public. À l’échelle nationale, l’Institut canadien d’information sur la santé a inclus la capacité linguistique dans sa norme de données de 2022. La Société Santé en français et le Réseau canadien des personnels de santé font avancer l’intégration des données linguistiques par l’entremise de normes de données, de la recherche, de la mobilisation et du développement de données.
Sans savoir où se situent les écarts linguistiques, nous ne pouvons pas concevoir des systèmes qui répondent véritablement aux besoins de l’ensemble de la population canadienne. Les données nécessaires pour corriger la situation existent déjà dans les registres provinciaux ; il ne manque que le mandat, l’infrastructure et la volonté politique pour les utiliser.